HOMME PERFORMANT
L’exigence sans cesse accrue de compétitivité économique et le culte des records poussé à l’extrême dans une société où se sont peu à peu évanouies les sources de transcendance incitent à penser que l’on assiste à l’émergence d’une nouvelle forme de religion : celle de la performance et du dépassement de soi.
Les deux notions paraissent indissolublement liées, la première – celle de performance – impliquant la seconde. Elles constituent, sinon deux valeurs centrales, du moins deux impératifs qui semblent sous-tendre le fonctionnement de notre société : une société « hypermoderne », où tout est hyper, ce préfixe désignant le trop, l’excès, l’au-delà d’une norme ou d’un cadre et impliquant une connotation de dépassement constant, de maximum, de situation limite.
Ainsi, tout comme on parle d’hyperconsommation pour désigner un des piliers du fonctionnement de notre société, on pourrait parler d’hyper-(per)formance pour exprimer cette exigence de performance poussée à l’extrême qui s’impose à tous et aboutit à un clivage entre ceux qui suivent le rythme qu’elle implique et ceux qui n’y parviennent pas (ou le refusent).
Clivage entre les hommes « par excès », produits de l’individualisme de marché et du triomphe de la société marchande, qui vivent dans une sorte d’excès permanent – de consommation, de jouissance, de succès, de sollicitations –, et les hommes « par défaut » dont l’existence et l’identité se déclinent en termes de manque – manque de sécurité, de supports économiques et de liens.
L’étymologie du concept de performance et son histoire révèlent d’ailleurs une évolution intéressante qui épouse de près celle du système de valeurs qui sous-tend notre société.
Issu de l’ancien français parformance, qui signifie accomplissement, et adopté par l’anglais en 1839 sous sa forme actuelle « performance », le terme se signale par son préfixe per, que l’on retrouve dans « per-fection », de même que le par de l’ancien mot français parformer est celui qui subsiste dans le par de « parfait ».
Quant au radical « formance », il renvoie au processus de formation de la perfection.
Performance renvoie donc, au départ, au processus de la perfection en train de se faire, de s’accomplir.
Utilisé d’abord dans le milieu des courses pour parler des résultats obtenus par les chevaux, le terme est ensuite passé à l’activité humaine en désignant, à partir de 1876, les résultats sportifs en général, pour s’étendre enfin à la machine et exprimer l’idée des possibilités maximales d’un véhicule.
Appliquée à l’homme, la performance renvoie donc ainsi à deux idées : celle de possibilités maximales, d’une part, qui implique elle-même la notion de dépassement des limites, et celle de classement, d’autre part : un classement qui permet d’assigner aux hommes des places justifiées non par leur lignage ou leur histoire, comme dans le passé où se perpétuaient ainsi des inégalités de naissance, mais par leurs mérites, démontrés par les résultats obtenus dans un système censé être accessible à tous.
De l’idée initiale d’une perfection en train de s’accomplir, la notion de performance est ainsi passée à celle d’un dépassement exceptionnel des résultats, aussi bien par rapport à soi-même que par rapport aux autres.
De l’idée de l’accomplissement d’un absolu de perfection, on est passé à celle de la conquête sans fin d’un record toujours plus extrême.
Si l’on observe à présent la manière dont le rapport à soi, la manière d’être au monde se sont exprimés à travers l’histoire, on observe à peu près la même évolution, dans laquelle on pourrait distinguer trois grandes périodes.
L’homme de la juste mesure.
La première période est celle de l’Antiquité, marquée par le sens de la limite et de la mesure. Pas de dépassement de soi envisageable, mais bien plutôt un accomplissement de soi dans un rapport de soumission à la Nature. A cette période correspond celui que l’on pourrait appeler l’homme de la juste mesure.
La clef de voûte de la pensée antique, c’est en effet la représentation d’un monde fini et l’idée de la nature comme norme : la nature incarne la limite, la mesure, l’harmonie, l’ordre, et c’est en elle que résident les lois de fonctionnement du monde et de l’homme.
Cette conception s’appuie sur une représentation géocentrique du monde, un monde vu comme un univers circulaire et clos, et cette conception « interdit l’idée que cet ordre structurant et parfait puisse être concurrencé par un ordre humain, désacralisé par lui ».
Par ailleurs, la notion d’infini semble liée, dans la pensée antique, à l’inachèvement et au non-être ; l’infini n’est que de l’indéfini, parce qu’inachevé.
Le dépassement des limites ne peut être pensé dans un monde où la limite est préférable à l’illimité, « où la finalité naturelle l’emporte sur les volontés humaines », et où « la mesure prime sur la démesure ».
Aller contre la nature en cherchant à la dépasser équivaudrait à transgresser l’ordre du monde.
Dans cette perspective, l’homme est sur terre pour réaliser ses potentiels, s’accomplir et parvenir ainsi à l’excellence.
Mais celle-ci a le sens d’un juste milieu ; elle consiste en un accomplissement « au mieux » des fonctions déjà inscrites dans l’ordre du monde : c’est une excellence sans dépassement de soi, et le « mieux » est « un mieux des possibles, non pas une quête de l’impossible ».
L’homme perspectif.
La seconde période, celle de la modernité, s’ouvre avec les grandes découvertes astronomiques (Copernic, Galilée, Kepler, Giordano Bruno…) qui entraînent un bouleversement des cadres de la pensée en faisant advenir l’idée d’infini, dans laquelle l’idée de progrès scientifique et technique prendra sa source.
Avec cet infini astronomique, la conception d’un monde fini et clos éclate définitivement.
C’est l’illimité qui devient une valeur, et non plus la limite ; c’est l’infini qui est connoté positivement, et non plus le fini. L’idée d’infini s’ancre dans la représentation de l’homme, et celui-ci aborde la modernité dans une perspective d’effacement des limites. Le dépassement des limites du monde a rendu conceptuellement possible le dépassement de soi. Les deux progressent de concert : infini du monde, infini de soi.
A cette seconde période correspond l’homme perspectif, en analogie avec l’invention de la perspective en peinture, c’est-à-dire un homme qui peut se projeter dans une perspective de progrès.
Durant cette période, le dépassement de soi est possible, mais il n’est pas nécessaire. C’est plutôt le progrès de soi qui caractériserait l’attitude sous-jacente.
Les conduites de dépassement de soi ne sont donc encore que ponctuelles, l’idéal de la juste mesure, hérité de la période précédente, perdurant longtemps comme modèle de conduite.
Ce n’est en effet que vers le début du xxe siècle que la notion de performance deviendra centrale dans le domaine économique, avec le développement du taylorisme et du fordisme.
Et c’est plus tard encore que, dans le domaine sportif, les notions de performance et de record se prolongeront et s’amplifieront, avec la naissance du sport de haut niveau, dans l’idée d’un dépassement indéfini des limites corporelles.
L’homme-instant et l’excès de soi.
Finalement, c’est à partir des dernières décennies du xxe siècle qu’apparaît, dans toutes les sphères de l’existence, cette idée qu’il faut se surpasser et faire mieux que les autres.
Désormais, il faut aller toujours plus loin, plus vite, plus fort, et il faut sans répit travailler à être « le meilleur ».
C’est donc au cours de cette troisième période, celle de l’hypermodernité, que le dépassement de soi devient un moteur de comportement sur différents registres et s’exprime d’ailleurs souvent dans ce qu’on pourrait appeler l’excès de soi, un excès aux antipodes de la notion de juste mesure, de juste milieu, qui prévalait sous l’Antiquité.
Un homme qui se débat dans un rapport au temps si contraignant qu’il en devient un homme-instant , tellement absorbé dans les contingences de l’immédiat, tellement enfermé dans une temporalité ultracourte, qu’il vit dans un rapport compulsif à l’instant présent, sans plus vraiment pouvoir ni vouloir se projeter dans le futur.
Un homme devenu à lui-même sa propre référence et qui développe des conduites extrêmes, dites « à risques », dans lesquelles, outre une quête des rares limites qui restent, celles du corps par exemple, c’est aussi une recherche de sens qui se fait jour, un sens que ne donne plus l’ordre social.
C’est à une sorte de transcendance de lui-même que procède l’homme, comme si la défaillance des sources de sens traditionnelles le contraignait à se prendre lui-même comme source de sens, à devenir à lui-même son propre dieu.
Ce qu’il faut bien voir en effet, c’est que cette phase du dépassement de soi et de l’excès de soi correspond à une société dans laquelle l’homme ne veut plus se référer qu’à lui-même.
Le dépassement de soi représente alors ce par quoi l’homme devient son propre modèle, ce par quoi il va pouvoir se différencier des autres et affirmer sa propre singularité, sa propre spécificité.
C’est ainsi qu’elle s’est imprégnée des valeurs d’agressivité et de concurrence impliquées par la logique de survie économique, tout en « récupérant », pourrait-on dire, la dimension de transcendance pour la focaliser sur la réussite temporelle comme seul gage du sens de la vie et de l’accomplissement de soi dans un monde où l’existence terrestre, avec sa finitude, demeure la seule certitude (« Tu n’es rien d’autre que ta vie, rappelle ainsi Inès, l’un des personnages de Sartre, à la fin de Huis Clos).
On voit bien la profonde mutation de sens qui s’est opérée au cours du temps sur le concept d’excellence et le profond changement de logique qu’elle révèle.
L’excellence, qui autrefois s’inscrivait dans la durée et dans l’être, s’exprime aujourd’hui essentiellement dans l’éphémère et dans le faire.
A l’excellence d’antan qui se définissait comme la capacité de résistance et de permanence face au temps qui s’écoule, comme « ce qui émergeait du flux des années », a succédé une logique d’excellence radicalement opposée, marquée du sceau de la technologie moderne, de la production de masse et de la vitesse de communication.
Dans la première acception – celle d’antan –, l’excellence, consacrée par les années, constituait une valeur proche de la perfection : elle était la qualité intrinsèque de ce qui est tellement bon, tellement parfait – en soi et non par rapport aux autres –, que cela résiste au temps qui passe, érode et détruit.
Dans l’acception actuelle, si l’excellence consiste toujours à se distinguer du lot commun, elle ne s’affirme plus dans la durée et dans un « état », elle s’inscrit dans le processus même, elle n’est qu’une échelle, elle exalte celui qui est « en haut » et, à ce titre, elle est donc essentiellement et avant tout éphémère, toujours remise en question par une excellence toujours plus grande, une performance plus importante, un exploit plus spectaculaire.
Tandis que perdure à jamais le souvenir du coureur de Marathon, qui s’est épuisé dans sa performance jusqu’à en mourir, mais fut une exception dans un contexte où le dépassement des limites était contre nature, celui qui, de nos jours, traverse l’Atlantique à la rame ne connaîtra qu’une gloire éphémère, rapidement détrônée par une performance plus extrême.
La logique du « toujours plus performant » s’est aussi cumulée avec la logique du « toujours plus vite », induite par l’avènement de la dictature du temps immédiat.
La mutation radicale du rapport au temps – apparue depuis une douzaine d’années du fait de l’instantanéité des nouveaux moyens de communication – a mis en effet au premier plan les notions d’urgence, d’instantanéité et d’immédiateté, entraînant une obligation de réponse « dans l’instant » aux diverses sollicitations, et conduisant à l’impossibilité de différencier l’accessoire de l’essentiel, tout semblant devenu à la fois urgent et important, et, comme tel, devant être traité avec la même exigence d’immédiateté.
Sur cette question de l’hyperperformance et du dépassement de soi, c’est une conclusion différenciée qu’il convient d’apporter, selon qu’on se situe sur un plan économique et collectif ou sur un plan individuel.
L’exigence de performance économique toujours plus poussée obéit à une logique de survie dans un univers où les concurrents sont de plus en plus nombreux au sein d’un même espace.
Elle est extérieure à l’homme et s’impose à lui.
L’exigence de dépassement de soi sur un plan personnel est tout autre.
Elle émane de l’homme lui-même et s’inscrit dans une logique de recherche de sens.
C’est en se portant à l’incandescence de lui-même que l’homme tente d’apporter une réponse au sens de sa vie, là où n’existe plus aucun système tout fait, comme si le seul moyen d’y parvenir était d’être à lui-même son propre créateur et l’artisan de sa vie.
La question qui se pose alors, c’est de savoir si cette poursuite aux confins de soi-même peut avoir une issue autre que celle de toujours recommencer.
Si l’on en croit David Douillet, interviewé après son premier titre à Atlanta en 1996, on peut même se demander si cette transcendance de soi, lorsqu’elle atteint les limites les plus extrêmes, ne débouche pas sur rien d’autre que la mort ou le vide :
« En entendant La Marseillaise, j’ai pleuré, car j’ai pris conscience que j’étais allé au bout. Au bout de tout. Je suis comme les explorateurs qui croyaient que la terre était plate. Ils ne sont jamais allés au bout pour vérifier. Moi, j’y suis allé. Au bout, il n’y a rien. C’est le vide […] la nuit blanche où je regarde, désespéré, ce trou béant qui s’est ouvert devant moi. »