L’HOMME ASSURÉ
La société contemporaine se révèle d’une invraisemblable richesse d’invention pour conjurer l’avenir.
La France est devenue une entreprise d’assurance.
Cette entreprise est en réalité d’une incroyable complexité.
Il faut s’assurer pour tout et contre tout.
A la moindre défaillance du système, il faut immédiatement identifier les responsables de l’échec.
Il n’y a pas de place pour l’erreur humaine ni pour les accidents.
Paradoxalement, alors que, en ce qui concerne les actes qu’il pose en propre, chaque individu est prêt à croire que ses orientations dépendent des astres, de la fortune ou de la chance, ce même individu s’imagine que les autres sont forcément responsables de tout ce qu’ils font.
Cette confusion vient de ce que chaque personne se trouve prise dans un réseau de plus en plus étroit de contraintes sociales.
Ces contraintes sont à la fois voulues, puisque décidées par l’ensemble des citoyens, et anonymes parce que nul n’arrive à savoir exactement qui décide de leur application.
Le premier réflexe consiste à faire appel à la collectivité dès qu’il arrive un problème.
A la première alerte, chacun se retourne vers le maire de sa commune ou vers l’Etat.
Rituellement chaque catégorie descend dans la rue pour exposer ses craintes et ses revendications.
Mais on aboutit très vite à une impasse.
En effet, par quelque côté que l’on prenne les choses, on arrive toujours à revendiquer une intervention de l’Etat, alors même que l’on réclame davantage de libertés individuelles.
C’est ce que Hegel appelle « la ruse de la raison ».
Les individus se croient libres et animés par des désirs subjectifs, jusqu’au moment où ils s’aperçoivent qu’ils sont tous en réalité prisonniers d’un entrelacs de plus en plus serré d’intérêts identiques.
A cet égard, sur les autoroutes, les bouchons des départs sont parfaitement emblématiques de notre modernité, subjectivement libertaire et objectivement contraignante.
On voit alors que le système récupère tous les droits au détriment de la subjectivité individuelle.
Il peut donc imposer – dans tous les sens du terme – tout ce qui est nécessaire à sa survie.
Faut-il s’étonner, après cela, de ce qu’il soit devenu si difficile d’advenir à la responsabilité personnelle et adulte.
Laissés libres apparemment de faire ce qu’ils veulent, les individus ne sont libres en fait qu’à la condition de se soumettre à tous les impératifs de la survie collective.