RÉUSSITE ET PERFORMANCE
Face à ces notions de réussite et de performance, nous nous trouvons, comme souvent, un peu en porte-à-faux entre deux attitudes :
· d'un côté, l’acceptation de la modernité, habitée par l’impératif de la performance et de la réussite, particulièrement dans le domaine des études et de la vie professionnelle,
· de l'autre, une attitude de résignation et de fatalisme qui aboutit toujours à l'écrasement de l'homme devant l'adversité.
Comment, par exemple, trouver le juste équilibre entre la performance individuelle indispensable à l’économie de la société et une vie épanouie, unifiée, paisible, et, si cet équilibre n’est pas atteint, ne pas tomber dans le désespoir, le vide ?
Autre exemple : cet écart est particulièrement poignant pour des parents, confrontés à l'impératif de la réussite pour leurs enfants, parfois au delà des limites du raisonnable, et en même temps souvent habités par une certaine tentation de résignation devant des jeunes qui accumulent des insuffisances malgré tout ce que l'on peut tenter pour eux.
Dans une telle situation, la résignation semble particulièrement terrible, puisqu'elle conduit à baisser les bras, non pour soi, mais pour des jeunes dont l'avenir dépend en grande partie des décisions qui sont prises assez tôt.
La course à la performance
Il est assez objectif de constater à quel point la recherche de la performance, et sa mise en valeur marquent profondément l'ensemble de l'existence aujourd'hui.
· Dans le domaine scolaire ou sportif
D’où le phénomène est-il parti, est-ce du milieu scolaire ou du milieu sportif ? Il est clair que ces deux domaines sont particulièrement marqués par l'esprit de compétition.
L'objectif assigné à un élève n'est plus d'acquérir des connaissances ou un savoir faire utiles pour son existence humaine et professionnelle : il s'agit avant tout de faire mieux que le voisin, d'être le meilleur, d’avoir la meilleure note !
On pourrait multiplier les exemples des activités - sportives, musicales... - qui sont peu à peu détournées de leur gratuité, de leur caractère récréatif ou ludique pour laisser place à la compétition.
N'oublions pas que ces questions nous touchent tous, et qu'elles touchent l'ensemble de notre vie.
· dans le domaine professionnel
Nous sommes engagés dans la compétition dans tous les domaines et notamment celui professionnel.
Malheureusement, encore aujourd'hui, on ne retient de l'entreprise que l'image du patron exploiteur ; on oublie qu'une activité industrielle ou de services est aussi, sinon surtout, au service de ses clients. Dans la réalité quotidienne, c'est le consommateur qui récompense l'entreprise qui le sert le mieux. C’est le client qui, en finale, paye le salarié : là est la vraie compétition et la nécessaire réussite.
Anthropologie de la performance
Bien des gens aujourd'hui ne se sentent plus coupables à l'égard d'une norme morale - le goût du travail bien fait, par exemple - mais à l'égard des objectifs qu'ils se sont eux-mêmes fixés. On est humilié de ne pas être à la hauteur, de ne pas être reconnu.
La reconnaissance, un des plus grands maux de notre société !
Le problème est que l'homme n'est jamais un absolu, il est toujours relatif, contingent.
Le projet mené par l'homme de manière autonome dans le but d'une pure affirmation de soi dans l'instant est voué à un échec d'autant plus grave que l'individu s'y trouve identifié à son projet. L'échec du projet entraîne l'effondrement du sujet. Nous connaissons tous des situations où certains se sont complètement effondrés car leurs projets aboutissaient à des échecs, parce qu'ils s'étaient totalement investis, identifiés à la réussite personnelle et non collective vers laquelle ils courraient.
Etre une créature, est-ce se laisser entièrement diriger par une instance supérieure, renoncer à toute initiative, à tout projet ?
Ce que notre conviction nous révèle de la dignité de l'homme ne va pas dans ce sens.
Mais être créature c'est quand même reconnaître que nous n'avons pas le dernier mot, que nous n'avons pas la maîtrise ultime des événements.
Cet équilibre est difficile à tenir : ni démission, ni autonomie totale.
Ce qui est essentiel : la personne
Il y a une situation très révélatrice de notre manière de nous situer devant la réussite ou l'échec de nos projets, de nos initiatives, c'est lorsque nous sommes amenés à les raconter. Lorsque je raconte ma vie, je ne dis pas on mais je. Deux possibilités de fuite s'offrent en effet à moi dans ce récit : m'affirmer tout-puissant, seul maître à bord dans mon histoire, au risque de sombrer dans la culpabilité la plus noire, ou dans l'orgueil le plus aveugle, ou bien m'affirmer innocent, passif, victime, au risque d'être incapable de sortir de l'ornière.
Ni tout à fait innocent, ni complètement tout-puissant : telle est souvent notre juste place dans les événements de notre histoire. Et cela nous est difficile à reconnaître.
Nous aurions plutôt tendance à nous affirmer responsable des réussites et victime des échecs.
C'est un peu idiot, nous le savons bien. De plus, c'est très dangereux pour les projets à venir : si nous racontons toujours nos histoires de cette manière, nous allons nous conforter dans l'idée que la réussite ne dépend que de nos efforts, et que les échecs seront toujours des coups du sort, venus nous frapper injustement.
Prendre ainsi conscience de sa juste responsabilité dans les événements de sa vie n'est pas un exercice pratique de pur nombrilisme. C'est le moyen de sortir de la passivité, de l'écrasement dans lesquels certains échecs peuvent nous plonger.
Si j'arrive à discerner dans mon histoire, envisagée de façon longue, pas uniquement depuis la semaine dernière, quelles ont été mes propres décisions, mes propres responsabilités, entremêlées avec celles de mon milieu, de ma famille, je redeviens sujet de ce qui peut m'arriver.
Vous comprenez bien qu'il ne s'agit pas ici de se laisser envahir par une culpabilité massive, qui est toujours une façon voilée de se croire tout-puissant.
Il ne s'agit pas de nier les réalités économiques, les pressions du milieu familial, les décisions d'une hiérarchie dans l’entreprise.
Il s'agit de découvrir que tout cela s'entremêle avec des traces qui sont bien les miennes, que certains virages dépendent bien de moi, dans le passé comme dans l'avenir, que je ne suis pas impuissant face aux événements.
Cette petite analyse de la façon dont nous parlons de nos expériences passées donne des pistes importantes pour réfléchir à la manière dont nous espérons la réussite dans l'avenir, pour nous ou pour nos proches.
Il est clair qu’il s'agit bien de reconnaître que ce sont des talents qui nous sont confiés mais que nous ne sommes pas seuls dans l'histoire.
Il s'agit de faire du mieux que nous pouvons pour que les projets qui nous sont confiés aboutissent, mais en reconnaissant que nous sommes des créatures, donc des êtres limités.
Beaucoup d'aspect de la réussite espérée nous échappent, beaucoup d'erreurs et de défaillances sont possibles, chez nous et chez les autres.
L'un des drames du discours sur la performance et la réussite, c'est que le personne peu à peu disparaît derrière ce qu'elle fait, au point qu'elle finit par croire que ce qu'elle fait est une condition indispensable à l'estime, à l'estime qu'elle peut attendre des autres, à cette fameuse reconnaissance tant attendue et si peu rencontrée !
La personne humaine n'est jamais identifiable à ce qu'elle fait
Réfléchissez sur la façon dont vous regardez celui qui échoue. En effet, il est fort probable que la façon dont vous réagissez à l'égard de celui qui échoue, à côté de vous, ressemble à la façon dont vous vous jugerez vous-mêmes le jour où...
Si celui qui est collé aux examens ou qui passe des entretiens sans succès, est toujours à vos yeux en échec, ou pire encore, quelqu'un qu'il convient d'oublier le plus vite possible, vous serez sans pitié pour vous-mêmes.
Si vous interdisez l'échec aux autres, comment pourrez-vous vous supporter vous-mêmes ?
La solution est-elle de se dire qu'il faut tout faire pour ne pas connaître cela ? Peut-être, mais vous connaîtrez toujours l'inéluctable de la vie : le vieillissement, la mort.
Si l'existence s'est résumée pour vous à courir comme tout le monde, car il est interdit de s'arrêter, quel sens aura votre vie dans ces moments là ?
La mort, l'affrontement des limites de l'existence humaine n'est pas le seul travail des personnes âgées ou des mourants.
Nous avons très tôt à nous confronter à ces questions : la fuite en avant n'est pas une attitude recommandable.
Il est particulièrement important de réfléchir à la manière dont nous parlons devant des jeunes des échecs et des réussites des autres. Si notre jugement est implacable, les jeunes dont nous avons la charge sauront à quoi s'en tenir de notre part, le jour où eux aussi connaîtront la défaillance.
Lorsque nous connaissons une situation d'échec, et que nous en souffrons, nous avons bien souvent l'impression que notre vie se résume à cela, qu'elle a commencé avec ce projet qui s'écroule, et que tout s'arrête avec lui.
Avec quelle facilité nous isolons alors l'échec comme si c'était la fin de tout.
Comme l'abeille qui s'énerve sur sa vitre et en oublie tout l'espace qui se trouve derrière elle, je bute sur l'obstacle et en oublie tout le reste. Si j'arrive à me retourner, mon histoire m'apparaît limitée à celle de cet échec, un espèce d'entonnoir qui se rétrécit jusqu'à la catastrophe.
Puis peu à peu, la douleur s'apaisant, je retrouve le fil ou plutôt les fils de mon histoire, je remarque qu'ils viennent de plus loin, que mon histoire n'était pas aussi identifiée que je le pensais à ce projet perdu. Je découvre que j'avais laissé tomber en route bien d'autres pistes qui auraient pu être intéressantes ; je comprends que je ne suis pas seul dans cette histoire, que mon existence n'est pas comparable à un fil isolé qui vient de casser, en me précipitant dans le vide, mais plutôt à un fil pris dans une trame complexe.
Notre identité ne repose pas sur ce que nous faisons, ou sur ce que nous n'avons pas réussi à faire, mais sur cette longue histoire qui nous a constitué et que nous racontons.
Retrouver sa propre trace dans une trame complexe, c'est aussi devenir plus lucide, souvent, sur ce qui constitue les autres fils de la trame, les exigences de notre milieu social et familial, les pressions et les encouragements qui nous ont orienté dans telle ou telle voie, les illusions collectives dans lesquels nous baignons, plus ou moins consciemment.
Il y a là un aspect important de la prévention des catastrophes avec des jeunes embarqués dans la course à la réussite : l'échec sera d'autant plus dramatique que les investissements auront été importants.
Des parents portent une lourde responsabilité lorsque leur désir de voir leurs enfants réussir les amènent à encourager l'identification de leur enfant à un projet.
Il est bon de se préparer, de se concentrer avant un examen, avant un concours, il est dramatique de penser que toute sa vie en dépend.
Il peut être encore plus dramatique que le jeune en vienne à penser que l'amour que lui porte ses parents dépend de la réussite de tel ou tel projet ou examen.
Clefs pour la réussite
Si nous croyons en la Transcendance, nous nous savons aimés d'un amour inconditionnel par Celui qui, par définition, connaît mieux que personne nos défaillances, notre faiblesse.
Au nom de quoi irions nous marchander notre confiance, et la faire dépendre d'une réussite qui reposerait sur l'absence de toute défaillance ?
Il y a donc urgence à :
· accepter une relation ajustée et plus paisible à la défaillance et même à la mort qui marque toutes nos existences,
· développer en permanence les talents reçus et encourager le développement de ceux des autres : par exemple, le seul rôle d'un responsable en entreprise qui vaille, est de valoriser les femmes et les hommes qui y exercent leur activité. Ils passent beaucoup de temps au travail et doivent être fiers de ce qu'ils font et où ils le font ; l'entreprise est un cadre où un jeune salarié se construit, notre devoir est donc de former et de favoriser l'épanouissement de chacun.
· accepter notre contingence et nos limites,
· prendre du recul par rapport à tous les événements que nous rencontrons ; nous ne sommes pas le centre du monde : se détacher, c’est se rendre libre,
· développer l’humilité : l’humble authentique ne craint rien ; ni lui-même, ses qualités, ses limites ; ni les autres ; ni les choses,
· accepter l’autre : aucun homme ne peut vivre seul sans s’appauvrir lui-même.
Ce n'est qu'à ce prix que nous aurons une chance de trouver la réussite sans tomber dans l'idolâtrie ou dans l'illusion de la toute puissance.