PETITE ANTHROPOLOGIE DE LA SOCIÉTÉ FRANCAISE (4)
Vous trouverez ci-dessous une synthèse des articles que j’ai déjà publiés sur notre société contemporaine, sur le monde qui nous entoure.
Ce monde qui se présente comme un grand chantier, ce monde où se mettent en application les découvertes des sciences, les progrès de la civilisation, ce monde est incapable de rendre l’homme vraiment heureux.
Autour de nous, de nombreuses personnes se plaignent de plus en plus de mal-être, de souffrance, d’épuisement.
L’origine de ce malaise vient que nous nous reposons pour résoudre nos difficultés sur nos propres forces. Comme si on pouvait à soi seul, faire face à l’immensité de sa tâche.
Il me semble également qu’aujourd’hui, c’est le sentiment de n’être pas reconnus, de n’être comptés pour rien qui fait désespérer beaucoup de gens.
Dans cette anthropologie de la société française, nous tenterons d’analyser les causes de ce malaise.
Certains articles peuvent paraître redondants, mais ils ont été rédigés sur un an, en fonction de l’actualité : le lecteur voudra bien me pardonner.
DES REVOLUTIONS EN COURS
Mondialisation, révolution informatique et surtout révolution génétique provoquent un bouleversement idéologique nous plongeant dans un monde impensé, immaîtrisé, qui tend à effacer les frontières qui délimitent l’humanité.
Observons les ruptures que représentent les découvertes de la génétique, la marchandisation de tout, Internet, la mondialisation libérale en cours ; les menaces qui pèsent sur l’homme, sur la vie, sur la planète, du fait qu’un nouvel homme, ou une nouvelle conception de l’homme, est en train de naître sous la poussée des sciences, des techniques, de la mondialisation.
· La mondialisation de l’économie modifie les anciennes régulations nationales et sociales ;
· Le triomphe du numérique et de la cyberculture nous précipite dans un univers virtuel plus étrange encore (et plus inconnu) que ne pouvait l’être, jadis l’Amérique des découvreurs du nouveau monde ;
· Plus radicalement encore, la révolution génétique - qui ne fait que commencer - bouleverse les rapports que l’homme entretenait avec lui-même. C’est sur sa propre identité, sur l’espèce et ce qu’il y a d’humain en chacun, qu’il peut intervenir.
UNE RUPTURE EN COURS
Dans la société actuelle, française, européennes, mondiale, quel est l’homme que nous croisons aujourd’hui et que nous sommes nous-mêmes ?
Quels sont les aspects marquants de sa mentalité, en quoi est-il différent de l’homme des générations précédentes, de quelles tendances faits aujourd’hui et demain ?
De quoi sont faits des hommes et des femmes en grand nombre, surtout dans les jeunes générations, les moins de cinquante ans, les quadragénaires, trentenaires, jeunes adultes, mais aussi adolescents lycéens et collégiens ?
Une de réponses est : notre époque est celle d’hommes post-modernes, ou plutôt hypermodernes, engagés dans des processus radicaux d’individualisme.
Dans les années 60, les révoltes de la jeunesse étudiante, et comme point culminant Mai 68 en France, l’ont probablement annoncé malgré leur vocabulaire inspiré de Marx , de Freud et de Nietzsche, c’est-à-dire des gens du XIX° siècle : nous sommes à partir de là insensiblement, quoique bruyamment, entrés dans une nouvelle période, qu’on appelle parfois la post-modernité, ou l’hyper-modernité.
Comme toujours, une série d’avancée techniques est venue créer, appuyer, accélérer le mouvement : primat des classes moyennes et accès du très grand nombre à la consommation de masse - télévision, automobile... pour tous, puis moyens de communication de l’informatique jusqu’à Internet ; sexualité de plus en plus séparée de la procréation grâce à de nouveaux moyens contraceptifs, aux découvertes de la génétique ; allongement considérable de la durée de vie ; victoire du libéralisme économique contre l’économie dirigée, puis dans la foulée la mondialisation libérale ....
Progressivement, une rupture « mentale », dans les têtes, s’est confirmée : et c’est entre autres une rupture avec les « qualités » ou les valeurs du citoyen et de la personne de l’époque antérieure, pour faire place aux aspirations d’individus marqués par ces événements et ces nouveautés.
Il y a de nombreuses façons de dire cette rupture.
En France, on parle de l’avènement et du triomphe de l’individu ou de l’individualisme, de l’avènement de la société des individus.
Dans les pays anglo-saxons, en Allemagne surtout, on entend parler des « sociétés de la satisfaction immédiate » ; le sociologue américain Christopher Lasch a insisté (dans le Complexe de Narcisse) sur des sociétés où domine le « complexe de Narcissse », le narcissisme.
Les signes extérieurs de ce passage s’appellent : volonté de personnalisation de sa vie, d’affirmation de son soi, réussir sa vie en devenant soi, surtout dans la sphère privée et affective, en vivant selon ses propres normes et ses propres choix - des choix permis par la multiplicité des possibilités offertes dans la société de la consommation de masse.
Un des effets de cet intérêt pour soi est la crise profonde des engagements collectifs et durables, également la fin des projets de transformation sociale.
La vie entière est vécue largement selon un modèle consumériste ; il y a une forte perte ou refus de la mémoire historique, une rupture ouverte ou silencieuse, en tout cas très rapide, avec les symboles et les repères du passé, avec la culture des générations qui nous ont précédés, une sorte de « perte de la mémoire » historique pas seulement chez les jeunes, mais aussi chez les adultes.
Les institutions, les lois, la politique sont fortement désenchantées, quand elles ne sont pas ressenties comme injustes, comme des cadres contraignants dont on ne voit plus le sens.
Quelles sont les causes et les conséquences de cette nouvelle donne, qui constitue une vrai rupture philosophique et anthropologique ?
1. Le rôle du corps
Le primat du corps domine la vie sociale
En réalité, ce n’est pas seulement de « primat du corps » qu’il faut parler, c’est d’une véritable identification de la vie au corps : « L’individu est le corps et le corps est l’individu ».
Le soi ou le moi existe à travers ses sensations corporelles, son image corporelle, son apparence corporelle. D’où l’attention extrême à l’apparence, « obsession de l’apparence » et donc aussi une culture de l’apparence, qui évidemment à son tour n’est pas étrangère à notre culture des images.
Autre conséquence évidente, dans la même ligne, mais immense par la fonction qu’elle joue : la promotion infinie de la question de la santé.
La santé n’a plus de limites. Elle est un droit absolu. Il devient impossible d’accepter la souffrance, la dégradation, la mort même dès lors qu’est établie une superposition entre le corps et l’identité. C’est un souci d’autant plus fort qu’il s’accompagne de l’idée que le corps n’a qu’une vie, et qu’il ne faut pas la rater, ou plutôt qu’il faut la réussir, « il faut profiter ».
Le souci du salut individuel dans l’au-delà a été remplacé par une projection de soi dans l’ici-bas, un peu comme si du plan vertical on était passé au plan horizontal.
Il n’y a certes rien à redire sur la volonté de réussir sa vie singulière, unique, mais il y a une obsession de la réussite, de la rentabilité du corps pour ainsi dire, qui rend difficile sinon insupportable les échecs, les contradictions, le temps qui passe.
Mais, avec un tel primat du corps physique, on ne s’étonne pas que les parties du corps - les organes - deviennent à leur tour l’objet d’enjeux importants.
Tant qu’il est question du don d’organes, on parle d’un don ou d’un abandon volontaire de soi ou d’une partie de soi (encore que l’entourage du donneur parle souvent moins du don que du sentiment de survie de l’être cher qui a disparu). Mais le trafic d’organes, donc l’exploitation du corps des autres ou de parties de leur corps, n’est pas loin. Il prend une nouvelle dimension, ou devient une nouvelle tentation. En tout cas c’est quelque chose à quoi on doit s’attendre, et qui trouvera sans peine ses justifications au nom, probablement, de la générosité... marchandisée.
2. La perception du temps
Au temps de l’individualisme, le temps dominant dans les têtes, c’est le présent sans durée, sans épaisseur, le présent sans avant ni après, le présent sans mémoire et sans espérance, la nette propension à ignorer le passé et un grand manque de confiance en l’avenir, la perte du « goût de l’avenir ».
On pourrait donner de nombreux exemples des conséquences pratiques de cette primauté du présent : l’amnésie générale de nos sociétés, la versatilité de l’opinion, l’importance des émotions qui emportent toute distance, toute réflexion, tout recul.
Cette perte de la mémoire qui fait que pour les nouvelles générations, disons les moins de quarante ans, tout ce qui est dit, tout ce qui est montré, tout ce qui est vécu n’a aucun contexte, aucun point de comparaison, aucun barème de jugement.
Du point de vue de ses manifestations, une des marques de ce « présentéisme », comme on l’appelle, en est aussi la propension à la fête permanente, au divertissement permanent - c’est-à-dire en somme ce qui permet d’intensifier le temps présent, fût-ce de façon artificielle, et d’oublier qu’il y a d’autres dimensions de la vie - qu’il y a toujours un avant, un après, une dimension collective, en fait tout simplement une vie humaine relationnelle, une vie de paroles, d’échanges, de signes et de symboles.
Le temps chaotique, jonché de réunions, de modifications, de retards, de délais, de reproches, rarement de remerciements. Nous vivons une époque marquée par l’accélération du temps. Le rapport au temps est un vrai problème.
Nous sommes dans la culture du zapping, tout le temps dans le mouvement, avec de plus en plus de difficulté pour se focaliser sur quelque chose.
3. La fatigue d’être soi
Chacun cherche le bonheur, la joie d’être et de vivre.
Chacun souhaite être plus, vivre mieux, être reconnu, être aimé. Ce n’est pas seulement dans la logique de l’individualisme contemporain : les hommes, depuis toujours, ont aspiré à cela.
Qu’est-ce qui fait tout de même que notre époque manifeste là aussi une sorte de nouveauté inédite ?
C’est que le souci de soi est poussé jusqu’à la rupture avec soi, jusqu’à une sorte de stade de rupture psychologique avec un temps antérieur.
En effet, une des conséquences importantes de ce souci de soi, ce sont les troubles de l’identité : être soi, oui, mais qu’est-ce que c’est qu’être soi ? Comment devient-on soi ? A quel prix ? Puisque par définition chacun doit faire son chemin vers soi, personne ne peut vraiment vous dire ce chemin, vous indiquer la route.
Dans ce contexte, bien entendu, les marchands de méthodes pour être bien avec soi même, bien dans son corps, ne manquent pas.
D’innombrables guides, gourous, psy de tous poils proposent des méthodes pour y arriver, des plus antiques aux plus modernes.
Plus subtilement, cela a changé le sens de l’éducation parentale, scolaire, sociale : les enfants, les jeunes doivent aussi « devenir soi », ils ont des virtualités qui doivent s’épanouir. Il ne s’agit pas de dire du dehors ce qu’ils doivent être ou devenir ; on comprend que toute discipline un peu ferme apparaisse comme un autoritarisme insupportable.
Mais du côté de l’individu, ces efforts, cette difficulté d’être soi, se paient : la grande maladie psy de notre époque, c’est la dépression, qui est avant tout une maladie de l’identité, une difficulté de l’être soi ou plutôt du non être-soi, du « être mal dans sa peau », du « ne pas être soi » ou « chez soi ».
Le sociologue Alain Ehrenberg a parlé de la « fatigue d’être soi », M. Gauchet d’individus « épuisés » par cette quête d’eux-mêmes.
Lipovetsky (Les temps hypermodernes, Grasset, 2004) écrit :
« D’un côté, plus que jamais, les individus prennent soin de leur corps, sont obsédés d’hygiène et de santé, obéissent aux prescriptions médicales et sanitaires. D’un autre côté prolifèrent les pathologies individuelles, l’anarchie des comportements ».
Quand on dit dépression, ce n’est pas cette maladie qui plonge ceux qui en sont atteints dans la prostration, le mutisme, l’arrêt des relations avec autrui. Il s’agit plutôt de ces personnes, hommes ou femmes, que nous rencontrons tous, qui sont chroniquement tristes, abattus, qui n’ont pas le moral, qui sont incertains, indécis, anxieux, insomniaques, avec des moments d’exaltation, d’enthousiasme, avant de replonger dans leur morosité et leur impuissance, paralysés qu’ils sont par rapport à des décisions à prendre, à des actions à entreprendre, au travail à faire, aux responsabilités à affronter...
Pensons à ce sujet à l’importance immense des anti-dépressifs dans nos sociétés.
Pourquoi cette rupture qui s’est produit dans les troubles psychologiques ?
Aujourd’hui les psychologues sont partout, des premiers moments de la vie à la vieillesse. Une quantité innombrable d’enfants, aujourd’hui, voient un « psy » ; dès qu’un enfant est en difficulté quelconque, même purement scolaire, on va voir un psy ; des « cellules d’aide psychologique » sont mises en place pour toutes sortes d’accidents de la vie, y compris des accidents qui font partie de la vie ordinaire depuis toujours.
Qu’est-ce qui s’est passé ?
On est passé durant ces 30-40 dernières années à ce nouveau trouble psychologique : la dépression.
Dans une société où les structures d’autorité sont affaiblies, domine la figure du déprimé.
Avant - avant notre époque de la dépression - de quoi souffrait-on principalement ?
De la « névrose ». Le névrosé, c’est quelqu’un qui culpabilise par rapport à la Loi, à l’interdit, ou qui n’arrive pas à trouver la bonne distance avec ça.
Quand dominait la loi - la loi du père, la loi de l’instituteur, du gendarme, du curé - dominait donc la figure du névrosé, de celles et ceux qui ne se sentaient pas « à la hauteur », qui n’y arrivaient pas, donc devaient se démettre ou se rebeller ; ou au contraire qui y arrivaient tellement bien à obéir à la loi et à la loi qu’ils en étaient insupportables pour les autres.
C’était le temps des personnalités autoritaires et des personnalités soumises.
Le déprimé, lui, n’est plus confronté à la loi et aux exigences de la discipline : il est au contraire souvent, aujourd’hui, confronté à l’absence de loi, donc à sa propre responsabilité pour devenir lui-même ; il est confronté à son narcissisme, il a l’impression de ne pas y arriver, mais il n’a personne à accuser sinon lui-même, sa propre impuissance. Tout est possible, mais lui il est ou se sent insuffisant.
Si on transpose cette idée sur le plan collectif, sur celui des appartenances par exemple, ce ne sont plus des individus isolés qui cherchent leur identité, mais des groupes, des individus agglutinés ; le règne de l’individualisme, c’est aussi, à peine paradoxalement, le temps des tribus, du communautarisme, des sectes, du fondamentalisme, de l’intolérance, qui s’opposent au flux, à l’incertitude, au relativisme généralisé. Et les groupes ou les tribus expriment parfois avec violence leurs frustration.
La globalisation libérale, c’est en même temps l’universalisation de l’individu, y compris de l’individu virtuel, mais aussi le retour des nationalismes crispés, des identités collectives affirmées avec violence, du retour des traditions communautaires fermées.
A la différence, à l’éclatement, correspond, parfois avec violence, l’affirmation de l’identité, de l’égalité, le goût du semblable.
Ce n’est pas que le souci d’autrui soit absent, mais l’ « altruisme » n’a pas bonne presse s’il est le fait de quelqu’un qui est mal dans sa peau, qui ne respire pas la joie de vivre.
L’altruisme est facilement vécu sur le mode de l’émotion relayée par les médias (de l’émotion pour les victimes de catastrophes), donc aussi sur le mode de la ponctualité, de l’exception. L’altruisme est en partie « organisé ».
4. Qu’est-ce qui reste vrai, qu’est-ce qui reste faux dans cette société ? Est-ce qu’il y a des choses vraies, des choses fausses, du vrai et du faux qui valent universellement et pour tous ?
Disons qu’il reste des valeurs : les droits de l’homme, la tolérance, le refus de la souffrance, l’enfance, un altruisme, la dignité.
En même temps, quand on regarde de près ces valeurs, on se rend compte qu’elles sont encore retravaillées dans le même sens. Les droits de l’homme, c’est, dans les sociétés où ils existent, le droit d’être différent, et des droits pour les différences, l’égalité pour le différent ; il y a une confusion très forte entre droits de l’homme et droits nouveaux des individus.
La tolérance, c’est la tolérance de faire ce que je veux et de respecter tout ce que fait autrui ; le refus de la souffrance, c’est le droit de mourir dans la dignité (« Je souhaite qu’on garde une belle image de moi »), de faire ce que je veux avec ma vie.
Il reste aussi des engagements, des solidarités, mais souvent ponctuels, limités à un temps de la vie et limités dans le temps qu’on leur accorde.
Il reste du mal et du bien, du beau et du laid, mais il faudrait là aussi voir comment ils sont retravaillés par l’individualisme post-moderne.
En fait, ce n’est plus la distinction du vrai et du faux qui commande les choix, les comportements, les actions, mais celle de l’authentique et de l’inauthentique, du sincère et de l’hypocrite.
Est admiré celui ou celle qui vit en conformité avec ses convictions, en sincérité avec lui-même, et non pas celle ou celui qui obéit à une loi.
Est courageux celui qui a la sincérité de dire ses convictions, même celles qui sont scandaleuses, inédites, insupportables à entendre. Au nom de la sincérité il est possible de tout dire, de tout écrire, même si ce n’est pas nécessairement approuvé.
C’est la force de la subjectivité qui fait loi. Ce qui fait loi pour le temps vécu, c’est le présent, le moment présent, l’intensité du moment présent.
C’est pourquoi il n’est pas non plus contradictoire de vivre des sincérités successives, des fidélités successives.
C’est pourquoi aussi la fête ponctuelle, mais intense, est importante. Ce sont ces moments qui font la valeur de la vie, et non pas les projets inscrits dans une durée, une régularité, une patience des semailles et des récoltes.
La vérité est inscrite aujourd’hui sous le régime ou le registre de la relativité, du virtuel, des apparences et du fugitif.
Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas pire ou « moins bien » que ceux d’hier ; il y a de l’ivraie et du bon grain comme toujours, et nous avons du mal à le discerner.
Les dangers pour l’homme et pour la nature humaine, c’est l’homme qui les crée.
Mais le bien qui est créé, c’est encore l’homme qui en est l’origine.
Que faire pour construire des personnalités assez libres et critiques pour affronter les défis ?
Les défis, c’est normal : les hommes ont toujours vécu avec des défis à relever. Mais il faut être inquiet - devant la faiblesse spirituelle, culturelle, mémoriale, symbolique, des femmes et des hommes qui doivent relever les défis d’aujourd’hui.
C’est l’ « âme désarmée » qui inquiète, et non pas le corps tout-puissant.
La pensée moderne fait de l’homme le sujet de son histoire. L’homme se pense par rapport à lui-même.
Par exemple, Descartes fait table rase de la pensée philosophique antérieure. Pour la rendre plus performante, il privilégie la raison et son mode propre d’analyser, de synthétiser, de clarifier en distinguant, et il la soustrait à toute soumission à un ordre supérieur.
Cette philosophie moderne, toute égocentrique, est donc accompagnée d’une anthropologie pensant la nature humaine comme complète, suffisante, autonome, indépendante à l’égard de tout ordre supérieur.
L’homme est seul sujet de sa pensée et de sa conduite morale.
Solitude de l’homme.
L’homme est à lui même sa norme. Il définit sa normalité. Aucun devoir ne lui est imposé par des lois dites naturelles. Il rejette toute pensée de soumission ou d’obéissance. La liberté est un absolu qui consiste à se libérer de tout déterminisme et de toute raison, pour se créer soi-même enfin libre.
Les sciences physiques et biologiques ont réalisé, avec la technique appliquée, une libération de beaucoup de contingences naturelles dans le travail et la vie courante.
Les sciences humaines - que beaucoup ignorent - donnent un outil pour penser l’homme par rapport à lui-même. La pensée est alors celle de la phénoménologie qui, par méthode, met la transcendance hors circuit. Elle ne cherche plus l’essence des choses, ni les causes au delà du sensible, et cela laisse l’esprit insatisfait.
Désormais la vie prime sur la pensée, l’expérience personnelle ou le vécu, sur l’enseignement reçu.
L’histoire a perdu sa profondeur ; la durée a perdu ses certitudes et n’est plus source de sagesse ; le présent est aplati à l’instant.
Paradoxalement, le monde artificiel, dans lequel nous vivons, libère sans aucun doute de très nombreuses contraintes naturelles et il apparaît, dans un premier temps, salutaire. Mais il invente de nouvelles contraintes par de multiples réglementations.
Le type de développement actuel privilégie l’essor matériel et l’instantané.
Par ailleurs, puisque la loi n’est plus celle, absolue et universelle, d’un ordre supérieur, la conscience individuelle n’est plus réglée par une vérité objective, mais livrée à sa seule sincérité subjective. Or celle-ci ne libère pas. Elle laisse l’inquiétude de tout ce qui est transitoire.
Ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera pas demain. A quoi bon s’engager dans ce qui n’est pas sûr ?
Cette subjectivité sans transcendance favorise une hypertrophie du « moi » qui est le seul repère central de la pensée et de l’activité. Ce « moi » pathologique, que l’on rencontre tous les jours, n’a pas de bien supérieur à préférer à la satisfaction instantanée.
Ainsi la loi et ses représentants, les institutions, la hiérarchie n’ont plus désormais qu’une valeur relative et utilitaire.
La modernité est encore tiraillée par une autre contradiction. Chacun est amené à suivre l’organisation de la vie quotidienne, des transports, des services publics, des loisirs « imposés ». En opposition à cette massification se développe l’individualisme le plus extrême.
Ces conditions nouvelles de la modernité ajoutent au malaise intellectuel un certain malaise existentiel. Celui-ci est lié à l’isolement provoqué par la suppression des proximités naturelles.
Il vient aussi de l’impression d’insignifiance et d’inexistence que l’on a lorsque l’information des médias confronte la vie individuelle à la mondialité des problèmes.
L’individu n’existe pour personne.
Ce monde est de plus en plus adapté aux forts et aux durs.
Enfin, sans le secours d’aucune transcendance, chacun est invité à se penser seul, et cela est redoutable pour ceux dont la fragilité psychologique est latente.
Qui est capable de surcroît de conscience ?
Par manque d’être, on se rattrape avec avidité sur l’avoir.
Ne nous étonnons pas si, malgré tout le confort et le progrès apportés par la modernité, le mal-être métaphysique engendre tant de dépressifs, de désespérés, de drogués, de suicidaires, parmi ceux dont la psychologie est fragilisée.
Le matériel est poussé à ses extrêmes, dans l’excès, dans l’accumulation. Se défaire de la frénésie d’achats qui nous entoure, des publicités qui tentent de nous réduire à notre fibre consommatrice, de ce façonnage par le matériel. La standardisation des objets familiers envahit le milieu humain.
D’un bout à l’autre de la planète, les hommes tendent à s’habiller, à se nourrir, à se loger, à chercher leurs plaisirs, à vivre et à mourir de la même façon mécanique.
La civilisation moderne, qui ne sait plus ce qu’est l’homme, qui ne propose plus aux hommes de « bien faire l’homme », qui est amputé de toute finalité, est essentiellement une civilisation de moyens, une civilisation technique. Ce n’est plus la fin qui fait surgir les moyens. Ce sont les moyens qui sont eux-mêmes la fin poursuivie.
L’avoir a remplacé l’être.
Jamais les connaissances du monde et de l’homme n’ont été plus diverses et plus nombreuses, jamais la connaissance du monde et de l’homme n’a été plus falote et plus pauvre.
D’un côté, d’immenses moyens, une technique incomparable, une connaissance des détails poussés jusqu'à l’infini ; de l’autre une absence quasi radicale de finalité humaine, un silence prodigieux sur la question fondamentale : « où allons - nous ? »
C’est le vertigineux développement des biens matériels qui nous somme aujourd’hui de retrouver notre finalité essentielle.
Le besoin de paraître. Quoi ! Je n’existe plus, je suis compté pour rien, mais c’est scandaleux ! Nos pères n’éprouvaient guère la hantise de chercher quelle était leur place dans le monde. Ils l’occupaient tout simplement.
Le visage sombre de l’absence aux autres, du mépris rencontré et qui nous a meurtri, de l’indifférence, des individualismes, des manques d’attention à ce que nous faisons et à ce que nous sommes.
L’arbitraire. Dans notre société où l’individu pense qu’il revient à chacun de décider ce qui est vrai et bon pour soi, le règne de l’arbitraire s’est installé dans la multiplication d’individualités.
L’individualisme est destructeur de la conception commune de l’homme.
Et tant de désespoir. Tant de colères. Tant d’impasses. Les ténèbres des vies qui trébuchent.
Notre siècle est celui des « mécontents ». Ce n’est pas seulement de son sort, économique, politique ou social, que l’homme moderne est impatient, mais de lui-même et de son sort humain. De même qu’il repousse le bonheur, il refuse sa nature d’homme. Il se révolte contre soi, contre son contenu, contre ses limites.