L’homme aspire au bonheur mais ne l’atteint pas pleinement. La mort, qui met fin à toutes ses entreprises, apparaît comme le triomphe suprême du mal.
Pourquoi y a-t-il, dans la nature, souffrance et désordre ? Pourquoi l’homme, qui aspire à une vie sans fin, est-il sujet à la mort ?
Le mal est d’abord une « question sur l’homme ». Car enfin n’a-t-on pas cru naïvement au siècle dernier que la science allait régler tous nos problèmes et générer le bonheur absolu ?
On a tout fait pour évacuer l’idée de l’existence d’un Créateur supposé faire ombre à l’épanouissement de l’homme. Pour que l’homme soit, il fallait que le Créateur ne soit pas.
Or, cette « mort de Dieu », exprimée dans les idéologies de Nietzche, Marx, Freud ou Sartre, a abouti à la « mort de l’homme ». Non pas la mort symbolique, littéraire ou philosophique, mais l’élimination physique, radicale.
Jamais on n’a vu autant qu’au XXè siècle de camps de la mort, de goulags, de purifications ethniques, de condamnations arbitraires, au nom d’une prétendue libération de l’homme.
Certes la science a contribué de façon magnifique à soulager la misère mais l’idée d’un progrès scientifique, générateur à lui seul du vrai bonheur de l’homme, a fait long feu.
Il y aura toujours un problème insoluble. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi un cancer ? Pourquoi un enfant trisomique ? Pourquoi la souffrance de l’innocent ?
Toute tentative de justification du mal échoue. Le mal est l’inexplicable, l’injustifiable. Si on pouvait l’expliquer, il ne serait plus le mal. On résout une énigme, on trouve des solutions à un problème. Le mal n’est pas un problème, mais un mystère, quelque chose que l’intelligence humaine ne peut cerner. Terrible pouvoir du mal !
Alors la révolte monte au cœur de l’homme, celle qui faisait dire à un personnage d’Albert Camus : « Je refuserai jusqu'à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés. »
Bien sur, le bonheur est simple : un regard de sympathie, un sourire adressé par un voisin, une prévenance gratuite, un service rendu.
Mais ce bonheur, que les techniques publicitaires identifient à la consommation des biens de production, ce « bonheur-confort » est constamment menacé.
Il y a les fausses pistes qui égarent l’homme sur le chemin du mal et du malheur :
· La cupidité. On ne doit pas être contre l’argent, qui est un bon serviteur. Il est nécessaire pour soi, pour sa famille et pour la bonne marche de l’économie. Mais on doit être contre son culte : le dieu argent est un mauvais maître.
· L’orgueil qui méprise les autres et surtout les petits. L’orgueil qui prétend décider par soi-même ce qui est bien et mal. Par l’orgueil, le mal intérieur est entré dans le cœur humain. L’enfer est la solitude de celui qui s’est voulu absolument autosuffisant. La culture dominante actuelle propose un visage d’homme autonome qui ne veut d’autre référence que lui même et n’a que faire de mettre sa confiance en un autre, surtout si cet autre se présente comme transcendant. Personne ne peut prétendre parvenir seul à une vision globale des problèmes humains et pour discerner les signes des temps, il faut chercher avec d’autres : le sens ultime qui n’est pas en nous. Nous ne progressons dans la connaissance de la Vérité qu’en intégrant les recherches de ceux qui nous ont précédés. Faire la rencontre d’un absolu qui puisse donner sens à nos errances humaines.
· La violence qui est l’un des grands maux de notre société. Par la télévision, elle rentre dans tous les foyers : l’homme fort est l’homme qui tue, voilà ce qui est proposé à nos enfants.
Dans ce monde, source de bien de souffrances, qui se laisse polariser par des idoles - argent, pouvoir, plaisirs -, et qui trop souvent n’a qu’indifférence ou mépris pour les vraies questions - justice, solidarité.., le mal c’est de se laisser prendre par cette ambiance et de ne pas la dénoncer. Nous vivons dans un monde pollué et cela nous marque ; notre jugement est obscurci, notre volonté rendue hésitante. Nous devenons une humanité affaiblie.
Des lames de fond marquent actuellement notre culture : l’individualisme, la recherche du bonheur personnel, le bouleversement des structures familiales.. Ces mouvements nous arrivent porteurs de questions éthiques redoutables qui mettent en cause le visage élaboré par des siècles de civilisation.
La souffrance, mal en soi, peut être récupérable. Elle peut détruire comme faire grandir. Par exemple, la douleur peut rendre, si nous le voulons, plus attentif à la douleur d’autrui. Elle peut avoir une valeur éducative. Dans « Les nuits », Alfred de Musset dit admirablement : « L’homme est un apprenti, la douleur est son maître et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert. »
Mais, l’homme est fait pour le bonheur. La joie véritable est une conquête, qui ne s’obtient pas sans une lutte longue et difficile. Par un effort d’intériorité qui nous engage dans la quête de ce qui va devenir un absolu qui nous dépasse. Un absolu, une Transcendance !
S’il est un ennemi du bonheur, un mal implacable, c’est bien la mort. Elle atteint tous les hommes, les riches, les pauvres, les bien portants comme les blessés de la vie. On fait tout dans notre civilisation pour la cacher, mais elle ne cesse de nous agresser dans les médias : accidents, crimes, guerres, terrorisme.
Face à ce paradoxe, nous affirmons une stupéfiante Nouvelle : la mort n’est plus ce trou noir qui engloutit nos espérances. Elle est un tunnel qui débouche sur la lumière. « La mort n’est pas la fin, c’est l’aurore du jour qui ne finit pas. »
« Mourir sera pour moi, a dit Marthe Robin, un avantage puisqu’elle dissipera le voile d’ombre qui me cache une merveille. »
Sans doute, connaîtra-t-on angoisse et frayeur devant le mystère de la mort. Cette Bonne Nouvelle ne supprime pas le tragique de la condition mortelle, mais elle préserve de la désespérance.
Cette anthropologie nous fait également découvrir ce qui est si difficile à saisir : la rencontre possible d’une Transcendance que nous ne soupçonnions pas et d’une liberté. Cette rencontre change les références essentielles de la vie. Occasion d’une émergence hors de la banalité morose et jamais satisfaite de la société de consommation. Une rencontre qui suggère, invite, soutient, sans jamais imposer.
Paradoxalement, nous trouverons la réponse à nos questions, une fois de plus à Auschwitz, où le mal a touché l’extrême : avec Etty Hillesum, intellectuelle juive, gazée le 30 novembre 1943.
Elle découvre, au fond d’elle même, un puits très profond. Découverte qui l’étonne, qu’elle hésite à nommer avant de la reconnaître pleinement.
Le Dieu qu’elle prie et qui est sa joie est aussi le Dieu qu’on peut prier à Auschwitz. Pas le Dieu « tout puissant » qui aurait pu intervenir pour empêcher l’innommable, mais le Dieu désarmé de l’Evangile qui souffre de ce que les hommes ont fait de la liberté qu’il leur a donnée et qu‘il respecte. Elle a su vivre courageusement l’espérance dans une situation marquée du sceau de l’irréparable. Elle avait 29 ans.
Au terme de ces quelques lignes, le mal a-t-il livré son secret ? Sans doute les dérives de la liberté de l’homme peuvent-elles en grande partie rendre compte de ses maux et de ses malheurs. Reste un résidu inexplicable. L’intelligence humaine se heurte à un mur. La souffrance fait partie du mystère de l’homme. Le mal est l’inexplicable, l’injustifiable, scandale et mystère.
N’est-ce pas un des rôles majeurs de cette Bonne Nouvelle, dont nous parlions plus haut, que de préserver de la désespérance devant l’apparente absurdité du monde et de donner le courage du geste fraternel envers le souffrant ?
Le mal est un fait. Il est une épreuve. Avons nous donné une explication du mal ? Non, on n’explique pas le mystère, on ne peut que se tenir respectueusement silencieux devant celui qui souffre. Nous n’avons pas le droit de nous désintéresser de l’avenir du monde et encore moins d’en désespérer.
Plutôt que de passer notre temps à maudire les ténèbres, allumons une bougie dans la nuit. Le sens est devant nous, dans la rencontre de Celui qui est venu à nous et vers qui nous allons. Par delà tous les conformismes du monde ambiant et toutes ses servitudes, cette fidélité rend libre. Des hommes et des femmes en ont porté témoignage, hier, face aux tyrannies les plus arrogantes et les plus cruelles, comme face aux pressions sournoises et diffuses de l’opinion commune, aujourd’hui.
Quand tout se ligue pour asservir l’homme, une vie authentique reste le rempart de sa liberté. Cette conviction nourrit notre espérance sur les chemins de l’existence.