CRISE DE CIVILISATION
C’est en ethnologue qu’il faut observer notre civilisation en crise.
Le siècle de la décolonisation l’a obligée à prendre conscience d’elle-même, de sa petitesse et donc de sa relativité.
On serait arrivé à « la fin d’un monde » :
Celui dont Renan confiait l’avenir à la science, et qu’Auschwitz a ruiné ;
Celui d’une histoire sur laquelle l’homme régnait, parce que, après Hitler et Marx, on l’aurait détrôné de sa position souveraine.
Faut-il ressasser encore et encore les misères de ce temps ?
Commençons par les dommages collatéraux de l’individualisme, l’un des mots d’ordre du progrès, qui laisse la personne en déshérence, et quantité de familles non pas seulement recomposées, mais surtout décomposées.
L’homme contemporain se sent menacé, précaire, fragile.
Il ne sait pas quoi attendre des autres.
Il a donc appris à se méfier et à se protéger de ses semblables.
Une petite voix lui susurre qu’autrui est toujours un danger potentiel, éventuellement un moyen, mais non pas uniquement un bienfait.
De la bienveillance, on est passé à la défiance.
On est loin de la discipline bénédictine qui faisait accueillir tout inconnu.
Dans certains immeubles, il y a maintenant deux digicodes au rez-de-chaussée et un troisième dans l’ascenseur : bonjour l’accueil !
Mais c’est aussi le futur, et tout ce qui peut arriver en général, qui inspire la crainte.
« No future », c’était un slogan hier, un cri de révolte pour une jeunesse perdue.
Aujourd’hui, il semble que ce soit une conviction molle et généralisée, inspirée par la lassitude.
Désormais nous vivons en permanence dans le « principe de précaution », multipliant les sécurités, les avertissements, les surveillances, les assurances, les règlements.
On cherche à prévoir, à anticiper, à maîtriser, à planifier,- ce qui est bien - mais surtout pour ne pas prendre de risque!
On déteste l’imprévu et l’inconnu.
On parle de « bunkerisation », de « cocooning » et de communautarisme.
On préfère désormais la fragmentation sociale et le clanisme, par logique identitaire, mais on ne connait plus son voisin.
Dans le travail, son voisin ? On lui envoie des mails.
Effrayé par le réel, convaincu d’y être désarmé, l’homme se construit des univers de substitution, d’autant plus riches et factices que la puissance de la technique est mise à contribution.
Pour sortir du stress, de l’angoisse, du vide existentiel, il s’investit dans les divertissements et séries télé, sports télévisés…
La vie virtuelle prend désormais le pas sur la vie réelle, celle qui fait rencontrer des êtres de chair.
La violence s’est accumulée sur les écrans, qui finit par la faire accepter comme normale.
Quand l’arbitre siffle, on le tabasse. Quand l’examinateur refuse le permis on le menace. Quand le professeur sanctionne, on porte plainte.
Vivre seul et autonome est désormais un standard.
Combien d’orgueil et d’autosuffisance !
Combien sont blessés, jugés, repoussés, déçus ?
Tout cela se règle à force de tranquilisants et de somnifères.
L’homme préfère critiquer que s’impliquer, démolir au lieu de construire.
Toujours râleur, jamais content.
L’homme s’est retrouvé libre, mais perdu.
Autonome, mais sans prise.
Maître de son destin, mais désenchanté.
Ayant perdu son enthousiasme.
Décentré et ne trouvant pas le sens de sa propre finalité.
Loin de s’épanouir car coupé de sa source.
Incapable d’entrevoir la voie du bonheur.
Destin tragique de la modernité ?
Et pourtant, la solution est à sa portée !